Aux prud'hommes, l'avocat de Danielle explique qu'elle a enregistré l'entretien avec sa DRH et retranscrit ses paroles.

Aux prud'hommes, l'avocat de Danielle explique qu'elle a enregistré l'entretien avec sa DRH et a retranscrit ses paroles.

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Les conflits qui animent les prud'hommes reflètent quotidiennement notre histoire sociale. L'audience en bureau de jugement est publique. Régulièrement, une journaliste de L'Express assiste aux débats.

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Paris, conseil des prud'hommes, section encadrement, le 9 juillet 2018 à 14h.

Le président est entouré de trois conseillers. Il appelle les deux avocats de Danielle (1) et de son ex-employeur

Le président : Nous écoutons vos demandes.

L'avocat de Danielle : Nous réclamons 91 448,88 euros de dommages et intérêts, 30 490 euros de préavis et 3 049 euros de congés payés afférents, 7 700 euros d'heures supplémentaires et 770 euros de congés payés afférents, 27 500 euros pour perte de chance par rapport aux actions et 2 500 d'article 700.

Le président : Une demande reconventionnelle ?

L'avocat de l'employeur : 2 500 euros d'article 700.

Le président : Votre cliente a été licenciée ?

L'avocat de Danielle : Non. Ma cliente travaillait comme commerciale dans le secteur de l'esthétique, très exactement dans l'aide à la disparition de bourrelets graisseux disgracieux. Salariée dans une première entreprise fin décembre 2015, elle la quitte lors d'un plan social pour intégrer la société avec laquelle elle est en conflit aujourd'hui.

Elle est engagée le 17 avril 2017, avec une période d'essai de quatre mois. Le 19 mai 2017, sa société est rachetée par son ancien employeur. Le 30 mai, la DRH met fin à sa période d'essai, décision qui sera effective le 31 juillet 2017.

Le 13 septembre de la même année, tous les collaborateurs qui n'étaient pas en période d'essai sont transférés dans la nouvelle structure. Dans cette affaire, il y a un caractère abusif de la rupture de la période d'essai et une perte de chance de bénéficier des actions de l'entreprise.

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L'avocat de l'employeur : Je ne vous rejoins que sur un point : la société a décidé de rompre la période d'essai de cette salariée car la relation de travail n'était pas satisfaisante. Mais la société n'a pas à motiver la rupture de la période d'essai et ne l'a pas fait.

L'avocat de Danielle : La période d'essai a une finalité : apprécier les qualités de la salariée. Il n'y a pas besoin de justifier quoi que ce soit dans la lettre de rupture, c'est vrai. Il est vrai aussi que l'employeur a le droit de jouir d'une certaine liberté et peut rompre cette relation sans avoir à se justifier.

Mais nous ne sommes pas dans ce cadre juridique : l'employeur n'a pas le droit de rompre la période d'essai pour un problème lié à la société. Si c'est le cas, il y a abus et c'est ce qui s'est passé avec ma cliente. Le réel motif de la rupture est la vente de la société. Sa période d'essai est rompue pour réorganisation.

L'avocat de l'employeur : Certes, mon confrère cite la Cour de cassation qui parle de l'abus de droit en matière de période d'essai. Mais il ne le justifie pas ! Celui qui prétend à un abus de droit doit le démontrer.

L'avocat de Danielle : Je le démontre, puisque ma cliente est manager du développement commercial. Son objectif, dès son embauche, est d'atteindre un quota de ventes. Elle est présente 3 mois et demi dans l'entreprise et avait un objectif de 109 000 euros. Elle réalise 140 000 euros.

Le président : Quel était son salaire ?

L'avocat de Danielle : 4 750 euros par mois, le reste est variable. Son salaire de référence monte à 10160,90 euros. De clients la félicitent. Son supérieur hiérarchique lui tresse des lauriers : "Il y a 20 % d'écart avec la précédente", lui écrit-il.

La DRH la reçoit le 30 mai. Ma cliente l'enregistre et retranscrit ses paroles : "j'irai droit au but. Dans la nouvelle organisation, votre poste est supprimé, et cela n'a rien à voir avec votre performance". Elle prévoit de lui verser trois mois de salaire. "Je te la recommande, elle doit quitter l'entreprise suite au rachat", écrit encore son N+1 à un ami.

L'avocat de l'employeur : Je conteste totalement votre version des faits. "J'ai atteint mon quota de ventes", dit-elle. Ce n'est pas contesté, mais ce n'est que l'une de ses nombreuses attributions.

Elle ne se focalise que sur ce point, or, il y a toute la relation client à travailler. Sa hiérarchie n'a jamais reconnu la qualité de son travail, même si son supérieur a eu la gentillesse d'essayer de lui trouver une autre entreprise en activant son réseau.

Quant à la preuve soi-disant démontrée par les mails, ce sont des copier/coller qu'elle met habilement dans le dossier comme pièces pour montrer que son manager est content.

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Le président : Vous contestez la réorganisation de l'entreprise ?

L'avocat de l'employeur : La salariée prétend que le motif de la rupture est la réorganisation de la société. Elle dit que l'entreprise qui l'a embauchée n'aurait plus besoin d'elle un mois et demi après son arrivée ? C'est absurde. Et la nouvelle société n'avait aucun intérêt à la licencier.

Cette nouvelle société la connaissait bien et l'avait licenciée fin 2015 pour un motif économique. Votre cliente n'avait pas été reclassée car elle avait refusé 16 postes ! Les relations entre cette société acheteuse et votre cliente n'étaient pas mauvaises.

Le président : Pourquoi réclamez-vous 7 700 euros d'heures supplémentaires ?

L'avocat de Danielle : Il y avait un challenge commercial avec une montre de grande marque offerte pour les commerciaux qui faisaient 120 % des objectifs de ventes. Ma cliente en fait 132,8 %. Elle y avait droit, mais on ne lui donne pas, donc je convertis la valeur de cette montre.

L'avocat de l'employeur : Son manager dit qu'elle n'est pas éligible à ce challenge, nous n'avons pas de document qui nous prouve qu'elle y avait droit.

Le président : Un mot sur les actions ?

L'avocat de Danielle : Elle avait droit à 127 actions qui représentaient environ 30 000 euros. Ma cliente devait être présente au moins un an pour les obtenir, mais comme la rupture a eu lieu avant, elle en a été privée. J'estime que la perte de chance n'est pas de son fait ni de son manque de talent ou d'implication, mais à cause de la réorganisation.

Triple peine : elle perd son travail, on ne lui donne pas la montre qu'elle méritait et elle n'a pas le bénéfice du droit aux actions.

L'avocat de l'employeur : Avec des "si"... Peut-être votre cliente aurait-elle démissionné ! Un préjudice doit s'évaluer selon des faits précis et réels, pas sur des supputations et des hypothèses invérifiables.

Le président : Que fait votre cliente aujourd'hui ?

L'avocat de Danielle : Elle a retrouvé un travail en novembre 2017 à 5 000 euros, soit la moitié de ce qu'elle percevait. Le préjudice est démontré. De plus, elle élève seul trois enfants de 12 à 14 ans.

L'avocat de l'employeur : Nous apprenons qu'elle gagne aujourd'hui 5 000 euros par mois, c'est plus qu'appréciable. On lui avait proposé une transaction à 14 250 euros alors qu'elle n'a travaillé qu'un mois et demi. Elle réclame plus de 90 000 euros de dommages et intérêts, 160 000 euros au total pour un mois et demi de travail !

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L'avocat de Danielle : Elle a travaillé d'avril à juillet, en restant motivée alors qu'elle partait. Cela ne fait pas un mois et demi. Elle est nouvelle et on lui demande d'aller former des clients aux États-Unis. Ce n'est pas un préavis payé non effectué comme semble le prétendre mon confrère !

Le président : Vous l'avez envoyée aux USA alors que vous mettiez fin à sa période d'essai ?

L'avocat de l'employeur : Je n'ai pas cette information. Je la conteste. Entre le 13 juin et le 31 juillet, elle n'a pas travaillé.

L'avocat de Danielle : C'est faux ! Reprenez les bulletins de salaire. Elle a travaillé.

Le président (à Danielle) : Madame, vous avez la parole.

Danielle : Le 30 mai, la DRH m'a effectivement dit que mon poste serait supprimé mais que si je pouvais faire du business jusqu'au 31 juillet, ce serait pris en compte pour qu'on me donne tout ce qu'on me devait. Je l'ai crue...

14h35. Le président : Merci madame. Les débats sont clos. Prononcé le 2 octobre.

Verdict. Le conseil dit que la rupture de la période d'essai est abusive. En conséquence, il condamne l'ex-employeur de Danielle à lui payer 30 000 euros de dommages et intérêts pour rupture abusive et 700 euros d'article 700.

Période essai et rupture : ce que dit la loi

La période d'essai est un temps défini contractuellement par l'employeur et le salarié (avec une durée maximale fixée par l'article L 1221-19 du code du travail, la convention collective ou le contrat de travail).

Cette période d'essai est renouvelable (article L 1221-21) et "permet à l'employeur d'évaluer les compétences du salarié dans son travail, notamment au regard de son expérience, et au salarié d'apprécier si les fonctions occupées lui conviennent" (article L 1221-20).

La loi prévoit aussi que cette période d'essai peut être rompue à l'initiative de l'une ou de l'autre partie, sans qu'il soit nécessaire de justifier de cette décision.

Néanmoins, la Cour de cassation dispose que "pour des considérations qui n'étaient pas inhérentes à la personne du salarié", il y a "abus dans l'exercice du droit de résiliation en cours de période d'essai" (24 novembre 1999, pourvoi n°97-43054). De plus, la suppression du poste du salarié en période d'essai peut également être considérée comme abusive (20 novembre 2007, pourvoi n°06-41212). Le conseil des prud'hommes a donc suivi cette jurisprudence constante et condamné l'employeur.

(1) Le prénom a été changé.

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