SOCIÉTÉ - "Je suis pour la fessée, mais entre adultes consentants!", plaisante Stéphane Clerget. Même s'il sait faire preuve d'une pointe d'humour, le pédopsychiatre sera attentif aux résultats du débat concernant l'interdiction totale des "violences éducatives quotidiennes", qui se tient à l'Assemblée Nationale ce jeudi 29 novembre, dans la soirée. En clair, les députés décideront ou non s'il faut prohiber aux parents français le droit d'administrer à leurs enfants des "pincements, secousses, projections, tapes sur les oreilles, gifles", et la plus célèbre de ces violences physiques: la fessée.
"Attention, ça va tomber!"... L'avertissement -tout comme la claque- résonne encore dans nos souvenirs. La fessée, c'est la sanction ultime qu'ont trouvé les parents excédés face à l'incapacité de raisonner un enfant. Pourquoi laisse-t-elle ce goût amer et ce souvenir indélébile? Pis encore: même peu forte, cette tape sur les fesses rabaisse tout autant les parents que les enfants, les premiers se sentant parfois aussi coupables que les seconds. Quelle est la signification de ce geste? Pourquoi est-il aussi fort de sens? Le Huffpost a interrogé des pédopsychiatres pour comprendre davantage ce châtiment corporel, qui imprègne la société depuis bien plus longtemps qu'on ne le pense.
La fessée, symbolique et humiliante
Stéphane Clerget, pédopsychiatre et auteur du livre Le pédopsy de poche est formel, la fessée humilie là où le bât blesse: "L'endroit où elle est administrée a une symbolique humiliante car elle touche une partie du corps méprisable: les fesses. Cette partie du corps représente une entité intime et sexualisée, qui de tout temps a été porteuse de péchés dans le monde occidental."
Même constat ou presque pour Edwige Antier, pédiatre et ex-députée LR auteure de l'ouvrage L'autorité sans fessée: "Dans l'imaginaire collectif, une fessée c'est: un enfant déculotté, le dos courbé, la tête vers le sol en position de soumission, entrain de se faire frapper une des parties les plus vulnérables du corps. Il y a là un désir -inconscient ou non- de soumission. La déstabilisation va toucher jusqu'à l'intime."
La France a d'ailleurs un rapport bien particulier à ce châtiment corporel. Edwige Antier, qui a assisté à des colloques et des conférences sur les violences faites aux enfants dans les pays nordiques -très en avance sur la question-, explique que la fessée se différencie singulièrement d'une tape sur l'épaule ou sur la cuisse: "Quand je parle avec des Suédois ou des Finlandais de la fessée, ils ne comprennent pas ce mot! Ils n'ont pas d'équivalent dans leur vocabulaire. Pour eux, la traduction la plus proche de la 'fessée' serait tout simplement 'frapper'. C'est dire à quel point le mot est ancré dans notre société."
Les deux spécialistes s'accordent également quant à l'inconséquence éducative de cette pratique, car un enfant de moins de 6 ans n'a pas encore développé les facultés cognitives suffisantes pour maîtriser ses émotions. S'il hurle ou fait un caprice, il est inutile de le frapper car il recommencera, jusqu'à ce que son évolution neuronale lui permette de prendre du recul sur ses actes. Ne dit-on pas que 7 ans est l'âge de raison?
Méconnaissance du métabolisme de l'enfant?
Edwige Antier décortique un mécanisme de violence incompréhensible: "Quand un enfant en bas âge tombe et se fait mal, il va recommencer le lendemain. Même s'il apprend et progresse au fil des jours, il n'a pas encore les réflexes coercitifs d'intégrer pleinement ses erreurs pour ne pas les reproduire: il recommencera sans se poser de questions. C'est similaire pour la fessée: à chaque fois que cette sanction va lui tomber dessus, cela le fera simplement rentrer dans un cercle émotionnel de souffrance et l'humiliation, qu'il va recréer malgré lui". Si l'enfant fait un crise, ce n'est donc pas pour vous énerver, mais parce qu'il est incapable de contrôler ses émotions.
Stéphane Clerget corrobore ce principe en allant plus loin encore: "Les enfants souvent battus peuvent même y prendre goût, voire l'attendre: la fessée finit par ne plus rien leur faire, ils apprennent à y résister. Cette répétition peut même aller jusqu'à induire une érotisation de la fessée".
L'enfant, habitué à la fessée, va ensuite se désensibiliser. Cette sanction ne va plus rien lui faire. Il continuera ses écarts de conduite et intégrera cette violence dans son mode de fonctionnement. Alors, l'échec de cette "sanction éducative" est total. "Les enfants sont incapables de gérer leur frustration avant un certain âge. Ils ne peuvent pas comprendre qu'on les frappe pour leur attitude, qu'ils subissent. Cela favorise l'agressivité", conclut le pédopsychiatre.
Une étude de l'université d'Austin au Texas parue en 2016 et réunissant les données de 75 études réalisées sur une période de 50 ans, portant sur 13 pays et 160.000 enfants, a montré que les punitions corporelles favorisent une augmentation des troubles du comportement, de l'agressivité, une baisse de l'estime de soi, une baisse des performances scolaires et une attitude antisociale. Dans l'exposé des motifs précédent leur proposition de loi, les députés érigent la fessée au rang de "véritable problème de santé publique".
Les enfants, héritiers malgré eux de la fessée
Pourtant cette "petite tape" est installée dans les mœurs de notre société depuis longtemps. "C'est la madeleine de Proust des Français. Ils ont du mal à s'en défaire et négocient leur droit à la 'petite fessée'. C'est aussi très difficile pour eux de l'accepter car c'est une pratique ancrée dans les usages", assure Edwige Antier.
"Depuis le 19ème siècle sous Napoléon, le 'droit de correction' fait jurisprudence, c'est un héritage. Et il y a aussi la dimension familiale et affective. Les parents, qui ont eux-mêmes reçu la fessée dans leur enfance, ont l'impression que l'Etat veut s'introduire dans leur vie privée et remettre en question leurs parents. Ils refusent de remettre en question ce principe", analyse Stéphane Clerget.
C'est aussi une réaction impulsive due au manque de temps pour canaliser la crise de l'enfant, dans un moment où les parents sont à bout de nerfs: "Aujourd'hui, quand les parents sont en état de stress ou débordés dans leur quotidien, la fessée est la solution de facilité", analyse-t-il.
Mais souvent, ce choix ne fait qu'empirer la situation, alors que des solutions existent. Parmi celles-ci, amener l'enfant vers une autre activité pour qu'il décroche de son caprice peut faire des miracles: "Vous profiterez bien plus des moments passés avec votre enfant et aurez une relation plus riche, plutôt que de le frapper", insiste Edwige Antier.
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