Critique d'un livre sur l'amour en France par Angelo Rinaldi, L'Express du 21 juin 1985.

Critique d'un livre sur l'amour en France par Angelo Rinaldi, L'Express du 21 juin 1985.

L'EXPRESS

Dans L'Express du 21 juin 1985

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A la française : le Couple à travers l'Histoire, par Joseph Barry. Trad. par Christine Blanchet et Liliane Lassen. Le Seuil, 430 p., 120 F.

L'enseigne est, à la fois, parlante et trompeuse. A la française ? Il s'agit d'amour, on le devinera tout de suite. Mais si l'on espère l'explication de quelques-unes des figures du Kama-sutra national - brouette mérovingienne ou tournevis berrichon - on sera déçu. Ces biographies condensées, aux détails souvent inédits, doivent plus à l'érudition qu'à la gaudriole. Et leur auteur, un Américain francophile au point d'être un spécialiste de George Sand, devance le procès qu'on va lui intenter en faisant appel à notre chauvinisme : "Où les hommes et les femmes se sont-ils montrés plus éloquents, plus capables d'exprimer leurs expériences... qu'en France", demande-t-il, comme si l'atmosphère avait des vertus particulières.

Nouvelles terres du continent érotique

Ce qui lui permet d'inclure, parmi la dizaine de couples célèbres à travers l'Histoire et dont il étudie les passions d'une plume légère - d'Héloïse-Abélard à Sartre-Beauvoir - ses deux compatriotes Gertrude Stein et Alice B. Toklas, qui portèrent l'art moderne sur les fonts baptismaux à Paris, où elles vécurent. Mi-amazones, mi-femmes à barbe, elles étaient de taille à soulever le chef-d'oeuvre et le génie sans y penser. Et, dans le tohu-bohu intellectuel des années 20, elles eurent un flegme de pasteur protestant entré par hasard dans un saloon du Far West quand on tire de tout côté. Barry est habile, disert, amusé. Il ne convainc cependant pas de l'existence d'une spécificité française en amour, bien que le pays puisse revendiquer certaines explorations du continent érotique, où il a eu l'honneur de nommer de nouvelles terres.

Naguère, un imitateur, parodiant de Gaulle, et récitant la liste des individus et réalisations en tout genre qui flattent l'orgueil national, s'écriait - soudain à court d'exemples : "Et puis il y a nos grands mutilés". Ajoutons les sadiques, puisque le mot, sinon la chose, doit l'essentiel à un marquis de Provence. Mais, perverti ou romantique, l'amour n'en demeure pas moins un sentiment assez répandu hors de l'Hexagone, où Barry a trouvé toutes les variantes de la pariade - comme on le dit pour les oiseaux. Femme-homme, femme-femme et homme-homme comme Marais et Cocteau, liaison parmi les plus réussies à ses yeux parce que l'aventure du comédien et du poète, dépassant la sexualité par un travail en commun, fut aussi le fait de "deux personnes essentiellement gentilles".

Une épithète qui conviendrait assez peu aux autres couples passés en revue, Diane de Poitiers et Henri II, Voltaire et la marquise du Châtelet, M. et Mme Montaigne, Franz Liszt et Marie d'Agoult, etc. Quant au binôme Jean-Paul-Simone et à son pacte de sincérité, il fallait sans doute un étranger pour oser prendre quelque distance : l'habitude qu'avait Sartre de "tout raconter", ou pratiquement tout, à Beauvoir rappelle à l'auteur, "avec un certain malaise, la complicité de Valmont et de la marquise de Merteuil des Liaisons dangereuses"...

"Cet infini à la portée des caniches"

On comprend le malaise - un peu moins la comparaison. Car l'esthétisme diabolique, débordant de virtuosité, excluant toute vulgarité physique, des deux personnages de Laclos est bien différent des exercices de confession publique de nos deux illustres professeurs, qui avaient quelque chose de la solennité appliquée avec laquelle, à date fixe, M. Mitterrand escalade la roche de Solutré. La vie a réservé le dernier mot à Simone, finalement victime du "pacte" - comme toujours les femmes, dans les arrangements de ce style - et La Cérémonie des adieux contient autant d'amertume qu'une tirade d'Anouilh sur le mariage.

Si ce n'est pas là un règlement de comptes, c'est, en tout cas, la démonstration que la sincérité est une qualité parfois dangereuse. En son nom, Constant et Germaine de Staël se sont également étripés ; ils manquent à la galerie, ces deux-là, de même que Flaubert et Louise Colet, Aragon et Elsa Triolet, dont la comédie reste à étudier. Mais, enfin, au terme de son livre, comme au bout d'un couloir d'hôtel où les portes ne cessent de claquer, John Barry a donné assez de preuves que l'amour - "cet infini à la portée des caniches", disait Céline - est une chose trop forte pour les humains, même dotés d'un passeport français.

Couverture de L'Express n° 1772 du 21 juin 1985

Couverture de L'Express n° 1772 du 21 juin 1985 (Léotard).

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