Albert Uderzo : «Je ne veux pas laisser Astérix entre d'autres mains»

LE PARISIEN WEEK-END. Le succès de son intrépide Gaulois le dépasse encore. A l'occasion de la sortie, le 5 décembre, du film d'animation « Astérix – Le Secret de la potion magique », Albert Uderzo nous a reçus chez lui. Sa symbiose avec Goscinny, la relève du 7e art, l'avenir de son héros... Le dessinateur n’y est pas allé par quatre chemins, par Toutatis !

    Ses yeux sont rieurs même si l'on sent poindre une touche de nostalgie. C'est qu'il se remémore l'époque où il travaillait, durant l'été caniculaire de 1959, dans le salon de son HLM de Bobigny (Seine-Saint-Denis), avec son compère René Goscinny, pour donner naissance à Astérix, Obélix et un village entier d'irréductibles Gaulois.

    Ses mains massives, abîmées par le temps, percluses d'arthrose à force d'avoir croqué pendant des années ses enfants de papier, rappellent celles d'un vieux boulanger. Presque soixante ans qu'Astérix vit. Et son cocréateur ne s'explique toujours pas ce succès phénoménal.

    A 91 ans, Albert Uderzo ne s'exprime plus guère. Cela fait trois ans qu'il n'avait pas parlé à la presse. L'affaire qui l'avait opposé pendant sept ans à sa fille unique, Sylvie, devant les tribunaux, autour de la fortune générée par le héros gaulois, l'avait éreinté.

    Aujourd'hui, père et fille ont enterré la hache de guerre et font même preuve d'une tendre complicité. Dans son hôtel particulier de Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), où un bureau entier est consacré à l'univers Astérix, il nous a reçus pour un entretien apaisé.

    Vous avez visionné « Astérix – Le Secret de la potion magique »*, réalisé par Alexandre Astier et Louis Clichy. Qu'avez-vous ressenti ?

    ALBERT UDERZO. Je l'ai vu alors qu'il n'était pas tout à fait terminé, lors d'une projection privée organisée chez moi par M6 (qui produit le film, NDLR). Dans le film, Panoramix pense à prendre sa retraite. Pour moi, c'était inimaginable ! Au début, cette idée d'Alexandre Astier ne m'a pas plu. Le fait que le druide perde un peu la mémoire non plus. Finalement, ce sont des ressorts scénaristiques riches. On place Panoramix dans une situation inhabituelle : il est blessé, il ne peut plus faire de potion magique lui-même. J'ai moins aimé le personnage final du druide géant, un peu façon « Transformers ». Mais je leur dis « bravo, Messieurs Clichy et Astier, vous avez fait un travail considérable ! »

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    A votre avis, pourquoi Astérix plaît-il toujours autant ?

    C'est un peu comme si vous me demandiez la recette de la potion magique. Il est transgénérationnel, il a un esprit indépendant. Mais j'avoue que je ne me suis jamais vraiment expliqué ce succès. Je n'avais pas prévu qu'il dure si longtemps ! René Goscinny, scénariste d'Astérix pendant dix-huit ans, disait : « On a l'air d'idiots qui ne savent pas ce qu'ils ont fabriqué. » Mais rien ne serait arrivé sans travail. Le succès, ce sont des heures de labeur avant tout !

    Le druide Panoramix est le personnage central du film d'animation d'Alexandre Astier et Louis Clichy. (SND)

    A la mort de René Goscinny, en 1977, vous avez fait le pari audacieux de continuer Astérix tout seul...

    Quand j'ai repris Astérix après la disparition de René, les gens n'y croyaient pas. J'entendais : « Uderzo, c'est moins intéressant. » J'avais peur de ne pas être à la hauteur. Mais quand je me suis mis au travail, j'ai oublié mon complexe. René m'a appris le métier. Il m'a donné de l'assurance. Quand je lisais un de ses scénarios, j'étais fou de joie. Son humour était inégalable. Je pense ne pas en avoir terni le goût.

    René Goscinny est décédé il y a plus de quarante ans, mais il semble être très présent en vous...

    René est toujours avec moi. On était comme cul et chemise, on ne pouvait pas se passer l'un de l'autre. Avec lui, c'était facile : il se mettait à l'ouvrage, il pondait un scénario comme ça. Il n'y avait rien à jeter et je me mettais au travail. Je dessinais la première planche, c'était magique ! Parfois, quand le succès survient dans un couple, il le vit mal, il ne résiste pas. Mais entre nous, cela a duré. Chacun respectait le rôle de l'autre.

    En 2013, vous avez confié Astérix au dessinateur Didier Conrad et au scénariste Jean-Yves Ferri. Une décision difficile à prendre ?

    Confier Astérix me déchirait un peu. Mais j'ai compris qu'il fallait passer la main pour que tout cela ne tombe pas dans l'oubli. Ces deux garçons ont beaucoup de talent. Conrad a un style plus proche de Franquin que du mien, mais j'ai tout de suite vu qu'il pouvait entrer dans mon univers, même s'il avait des défauts assez lourds dans le trait. Petit à petit, il s'y est très bien mis. Aujourd'hui, je ne sais pas s'il pourrait refaire du Franquin !

    Vous veillez sur leur travail ?

    Oui, je ne dessine plus, mais je valide leurs idées. Ils ne font rien sans mon accord. Ils ont parfois tendance à vouloir mettre trop de gags au détriment du fil de l'histoire. Sur le prochain album (à paraître en 2019, NDLR), j'ai été obligé de leur dire, au milieu de l'ouvrage, de reprendre depuis le début pour trouver une idée plus solide.

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    Astérix a donc de belles années devant lui ?

    Je ne sais pas si le prochain album sera le dernier, mais je ne pense pas qu'il y en aura beaucoup après... Je ne veux pas laisser Astérix entre d'autres mains après ma disparition. Je n'ai pas envie de prendre le risque de tout fiche en l'air, de faire n'importe quoi pour de l'argent. A vrai dire, j'ai une peur bleue. Mais bon, avoir passé le cap des 90 ans est miraculeux. Remarquez, dans la famille, la longévité est héréditaire. Ma mère est décédée dans sa centième année, mon père à 97 ans !

    Dessinez-vous encore un peu ?

    Non, très peu. Regardez mes mains : parfois je me demande si je sais encore dessiner. Vous savez, j'ai tellement dessiné, tellement travaillé. La bande dessinée, ce n'était pas une profession qui payait bien quand j'ai commencé. Il fallait fournir beaucoup de dessins pour vivre. A Bobigny, je commençais souvent à cinq heures du matin. Je travaillais toute la journée et je m'y remettais après le dîner. La bande dessinée est un art très exigeant. Moi, je voulais faire des dessins animés, et puis je me suis rabattu sur la BD et, finalement, j'ai fait du dessin animé en BD, des dessins vivants.

    Lisez-vous beaucoup de bandes dessinées actuelles?

    Non, aucune. Dans le temps, je lisais beaucoup, des albums d'auteurs que j'admirais, comme Franquin, un dessinateur remarquable. Nous nous respections beaucoup. J'ai le sentiment que les dessins d'aujourd'hui sont souvent des reprises pas très heureuses. Je ne sais pas bien où se situe la création là-dedans. Je ne les lis pas car j'ai peur que cela me donne le bourdon !

    Famille Uderzo, après la zizanie, la réconciliation

    Albert Uderzo et sa fille Sylvie. (Serge Picard pour le Parisien Week-End)

    Elle le regarde avec une admiration infinie. Elle lui effleure la joue avec tendresse. Entre eux, pourtant, il y a eu sept ans de zizanie, sept ans de bataille judiciaire, à coups de convocations devant le tribunal, de règlements de comptes par médias interposés autour de la manne financière générée par les albums d'« Astérix », les dessins animés ainsi que les produits dérivés. Cette guerre s'est tenue de 2007 à l'automne 2014, jusqu'à ce que le père et la fille se fendent d'un communiqué pour « faire table rase des griefs soulevés de part et d'autre » et se désister des procédures judiciaires en cours.

    Alors qu'Albert souffrait d'une sciatique fulgurante, le père et la fille se sont réconciliés. Depuis, Sylvie passe beaucoup de temps à Neuilly, auprès de ses parents. « Elle est aux petits soins », dit Albert, qui se remet incroyablement vite d'une fracture du col du fémur survenue avant l'été. « Papa est un roc ! » poursuit Sylvie. Pendant l'interview, la fille écoute le père, corrige certaines de ses approximations, rit aux bons mots du patriarche, lui propose des verres d'eau, lui conseille de prendre le temps qu'il faut pour répondre.

    Elle n'aime pas quand il évoque sa mort : « Ne parle pas de ça, papa... » Albert demande des nouvelles de ses petits-enfants. L'un est pilote de ligne, l'autre fait des études de sciences politiques à Londres. « Ils ne viennent pas assez me voir », déplore-t-il. « Bientôt, mon papa, bientôt... » assure-t-elle. Aucun ne dessine. Uderzo s'en amuse. « En revanche, Sylvie peint, mais elle n'ose pas montrer ce qu'elle fait. » « Pas facile, avec le père que j'ai », conclut-elle.

    Panoramix superstar

    En 2014, Alexandre Astier et Louis Clichy réalisaient « Astérix – Le Domaine des dieux », adapté de la BD éponyme. Cette fois, les deux compères signent un scénario inédit. Panoramix, le druide du village, chute d'un arbre en cueillant du gui. Perte de connaissance, immobilisation... Il juge que le temps est venu pour lui de choisir un successeur à qui révéler le secret de la potion magique. Astérix et Obélix l'accompagnent dans un tour de Gaule pour « caster » le nouveau druide. L'humour est fin et ce nouvel Astérix déborde de tendresse.

    * « Astérix – Le Secret de la potion magique », d'Alexandre Astier et Louis Clichy, France (1 h 25). Avec les voix de Christian Clavier, Alex Lutz, Florence Foresti... En salle le 5 décembre.

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