"Elle n'a pas le droit d'être malade, n'a pas le droit de s'asseoir pour prendre une pause. Le climat est conflictuel", accuse l'avocat de Géraldine aux prud'hommes.

"Elle n'a pas le droit d'être malade, n'a pas le droit de s'asseoir pour prendre une pause. Le climat est conflictuel", accuse l'avocat de Géraldine aux prud'hommes.

Getty Images/Radius Images

Les conflits qui animent les prud'hommes reflètent chaque jour notre histoire sociale. L'audience en bureau de jugement est publique. Régulièrement, une journaliste de L'Express assiste aux débats.

Publicité

Paris, conseil des prud'hommes, section commerce, le 1er août 2018 à 14h10

Le président est entouré de deux conseillères et d'un conseiller. Les avocats de Géraldine (1) et de son ex-employeur sont face à eux.

Le président : Vous nous faites le rappel des demandes?

L'avocat de Géraldine : Des dommages et intérêts pour harcèlement moral à hauteur de 10 000 euros et pour délit de marchandage de 4000 euros, un licenciement sans cause réelle et sérieuse de 23 200 euros, soit 12 mois de salaire, subsidiairement une erreur de procédure que je chiffre à 1933,50 euros et 1800 euros d'article 700.

Le président : Quels sont les éléments d'usage ?

L'avocat de Géraldine : Ma cliente signe un CDI de vendeuse le 1er octobre 2008 avec une société détaillante de chaussures. Son salaire moyen est de 1933,50 euros brut. Elle est licenciée pour inaptitude le 26 mai 2017, l'inaptitude ayant été reconnue comme étant d'origine professionnelle.

Elle a travaillé dans différents établissements, elle avait une clause de mobilité. Certaines boutiques n'ont ni lavabo, ni toilettes. Dans l'une d'entre elles, le gérant est très agressif, elle a des soucis avec lui. L'employeur, au lieu de diligenter une enquête, la convoque à un entretien en 2015, au cours duquel il la traite de voleuse. Il ne donne pourtant pas suite. Puis, elle reçoit des avertissements qu'elle conteste immédiatement.

Le président (à l'avocate de l'employeur) : Votre interprétation sur la relation de travail?

L'avocate de l'employeur : De 2008 à 2013, il ne s'est rien passé. En 2013, des collègues de madame se plaignent. Elle accuse une vendeuse de vol, l'ambiance se détériore. "Je refuse de travailler avec elle ! Elle m'a accusée de vol, je ne suis pas une voleuse !" atteste l'une d'elles. Une autre, Sandra, témoigne : "Elle ne range pas la marchandise quand on la reçoit... Elle fout la m...e dans les boutiques et je ne suis pas la seule à le dire".

Mais d'où est parti le coup de feu en 2013 ? Un jour, survient une dispute plus importante que les autres. Tout le monde appelle le gérant qui essaie de rationaliser. Mais en novembre 2014, madame reçoit un avertissement écrit "suite aux différents avertissements verbaux". Il ne pense pas qu'il soit nécessaire de faire monter les tensions, il espère au contraire qu'elle va se calmer.

REPORTAGE >> "Cette salariée est trop vieille pour travailler dans une boutique de luxe"

Il lui reproche notamment de fermer la boutique en avance. Pour preuve, elle ne faisait pas la feuille de caisse, car on aurait vu qu'elle partait plus tôt. La porte de la boutique ferme à 19h30, quitte à faire des heures supplémentaires, je n'ai aucun souci sur ce plan. Mais rater une vente pose problème. Elle lui répond: "Je le fais comme toutes les collègues..." et "Si je dois le faire, payez-moi des heures supplémentaires !" A aucun moment elle ne dit : "Retirez-moi l'avertissement".

L'avocat de Géraldine : Ce gérant a un comportement violent, de manière répétitive. J'ai deux attestations qui disent qu'il a traité ma cliente de voleuse devant tout le monde. Elle n'a pas le droit d'être malade, n'a pas le droit de s'asseoir pour prendre une pause. Le climat est conflictuel, il y a énormément de démissions, les sanctions sont injustifiées. "Vous êtes restée assise à vous limer les ongles devant les clients", lui écrit-on. Elle conteste. C'est du harcèlement !

TÉMOIGNAGE >> "Employée par un couple infernal, la joaillière fait une dépression réactionnelle"

L'avocate de l'employeur : Le deuxième avertissement indique : "Madame, suite aux nombreuses plaintes de vos collègues... vous restez assise dans la boutique par provocation". Elle a été prise en flagrant délit de se limer les ongles devant les clients ! On lui reproche d'avoir travaillé avec un manteau sur le dos alors que ses collègues étaient en tenue de travail. On est également obligé de lui rappeler que lorsqu'une cliente entre, il faut lui dire: "Bonjour !". Madame conteste : "Je vous demande de cesser le harcèlement". Ce n'est pas du harcèlement, c'est un rappel des règles !

Le président : Sur l'inaptitude et la demande de requalification du licenciement sans cause réelle et sérieuse...

L'avocat de Géraldine : Ma cliente est victime d'un accident du travail le 6 janvier 2017, l'arrêt est prévu jusqu'au 22 février. Dès le 20 février, elle alerte son employeur qu'elle ne peut pas porter d'objet lourd. L'employeur lui promet oralement qu'il la dispensera de cette tâche. Mais le 4 mars, il écrit à la médecine du travail : "Je ne vois pas son utilité comme vendeuse".

Ma cliente est apte, avec une réserve : celle de devoir travailler dans un magasin de plain-pied. Elle est affectée à Neuilly où le stockage n'est pas sur le même niveau que le lieu de vente. Elle est à nouveau mise en arrêt de travail et lors de l'entretien préalable au licenciement qui a duré moins de trois minutes, l'employeur a dit : "Si elle ne peut rien porter, je n'ai rien à lui dire." L'avis du médecin du travail n'est pas respecté et, subsidiairement, il y a manquement à l'obligation de sécurité de l'employeur qui l'envoie délibérément sur un site à plusieurs niveaux pour se débarrasser d'elle. Je vous rappelle que ma cliente a 53 ans, dont 8 ans d'ancienneté.

Le président (à l'avocate de l'employeur) : Sur l'inaptitude ?

L'avocate de l'employeur : On nous verse une ordonnance pour un problème de sommeil et de dépression. Quel est le lien avec sa situation professionnelle ? Qu'est-ce qui me le prouve ? La veille des soldes, en 2017, elle se fait toute seule un lumbago dans la boutique. "Si vous ne pouvez rien porter, restez chez vous jusqu'à la visite de reprise", lui dit-on en février. Elle nous fait part de la recommandation de la médecine du travail et on la met sur un plain-pied.

L'avocat de Géraldine : La boutique sur laquelle on l'avait affectée n'était pas de plain-pied.

L'avocate de l'employeur : Si. Mais suite à cela, madame n'a même pas été chercher le recommandé qui indiquait sa nouvelle affectation. L'inaptitude a été prononcée après l'aptitude avec réserves. Il n'y a aucun élément probant dans ce dossier opportuniste.

Le président : Que fait-elle aujourd'hui ?

L'avocat de Géraldine : Un stage depuis cinq mois. Elle espère qu'il débouchera sur un emploi.

14h40. Le président : Merci. Prononcé le 10 octobre.

Verdict. Géraldine est déboutée.

Aptitude avec réserves : ce que dit la loi

Seul le médecin du travail a la compétence de déterminer l'aptitude ou l'inaptitude du salarié (article L 1226-2 du code du travail). Lorsqu'il prononce une aptitude avec réserves, le médecin peut "proposer par écrit et après échange avec l'employeur et le salarié, des mesures individuelles d'aménagement" du poste de travail (article 4623-3 du code du travail). L'employeur doit s'y conformer et maintenir le salarié à son poste en suivant les préconisations faites par le médecin, avec d'éventuels aménagements, car contrairement à l'inaptitude physique, il ne peut le reclasser sur un poste différent (article 4623-8 du code du travail).

S'il ne suit pas les préconisations ou confond "aptitude avec réserves" et "inaptitude", l'employeur est en faute, comme le rappelle la cour de cassation (28 janvier 2010, pourvoi n° 08-42. 616). Il est susceptible de payer des dommages et intérêts.

Les juges le rappellent : s'il " a "failli dans le suivi médical de la salariée puisqu'il n'[a] jamais repris contact avec la médecine du travail et qu'il ne [démontre] pas avoir respecté le plan d'action de maintien dans l'entreprise (...) l'employeur a commis une faute en exécutant de façon déloyale le contrat de travail entraînant pour la salariée un préjudice" (7 juillet 2009, pourvoi n° 08.42300).

Publicité