Le collectif C'est pas demain la veille, qui s'oppose à la fermeture de la maternité du Blanc, dans l'Indre, manifestait à Paris le 21 novembre. Ici, avec Annick Gombert, maire du Blanc, et François Jolivet, député LREM de l'Indre.

Manifestation des "servantes écarlates", collectif de femmes contre la fermeture de la maternité de Le Blanc, sous préfecture de l'Indre.
à Paris, Porte de Versailles, à l'Assemblée Nationale puis devant le ministère de la santé le 22/11/2018.

Annick Gombert maire de Le Blanc et François Jolivet député LREM

Le collectif C'est pas demain la veille, qui s'oppose à la fermeture de la maternité du Blanc, dans l'Indre, manifestait à Paris le 21 novembre. Ici, avec Annick Gombert, maire du Blanc, et François Jolivet, député LREM de l'Indre.

Bertrand Desprez pour l'Express

"La maternité, c'est le truc de trop. On a déjà perdu le tribunal, l'antenne de Pôle emploi, le bureau de la SNCF, et le centre des impôts est fermé la moitié du temps. Les services publics, ils disparaissent les uns après les autres", soupire Sylviane, dans un grand nuage de fumée blanche. Noëlle, une boule de colère rentrée, emmitouflée dans une grosse doudoune, l'écharpe roulée jusqu'aux oreilles, embraie aussitôt : "Ils ne veulent pas nous écouter, ils détricotent la République, alors on va se faire entendre, ici, à Paris."

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Le mercredi 21 novembre, une centaine d'habitants du Blanc, une sous-préfecture de l'Indre, réunis dans le collectif C'est pas demain la veille, sont venus battre le pavé glacé parisien. Des semaines qu'ils préparent le voyage. Le programme de la journée est millimétré. Premier arrêt porte de Versailles, où se tient le congrès des maires de France, puis l'Assemblée nationale et enfin la place de la République à la tombée de la nuit. Avec, chaque fois, le même scénario. Une quarantaine de femmes enfilent prestement une longue cape rouge et un bonnet blanc et défilent en silence deux par deux, la tête baissée.

Servantes

Selon un mode d'action inspiré de la série "La Servante écarlate", le collectif s'est rassemblé porte de Versailles, pendant le congrès des maires de France, puis devant l'Assemblée nationale (ici), le ministère de la Santé, et place de la République, le 21 novembre.

© / Bertrand Desprez pour L'Express

Cette mise en scène tirée de la série télé La Servante écarlate est devenue dans le monde entier le symbole des violences faites aux femmes. "Faire 60 kilomètres sur des routes de campagne pour aller accoucher, c'est inimaginable", justifie Emilie, jeune "servante" et prof d'anglais dans un collège de la région. Blouson noir, une fine cigarette roulée au coin des lèvres, Isabelle est monitrice d'auto-école au Blanc : "Les transports publics, dans le coin, il n'y en a presque plus. Quand vous n'avez pas le permis, vous faites comment pour aller à Pôle emploi à Châteauroux et trouver un job ? Ils vont où, nos impôts ? Là-bas ?" grommelle la jeune femme en désignant d'un coup de menton les grilles du Palais-Bourbon.

A son côté, Patrice Houssin, un grand gaillard un brin timide, opine de la tête. Comme 75 autres élus du coin, il a démissionné. "On est égaux devant l'impôt mais pas devant les services publics. On ne se laissera plus faire." Sous les capes rouges, les gilets jaunes dépassent.

Le cap des 1000 milliards d'impôts

Et si ces "servantes écarlates" incarnaient une nouvelle forme de ras-le-bol fiscal ? Comme si le sentiment diffus qu'on en a de moins en moins pour son argent - pardon, pour ses impôts ! - se répandait. Avec toujours ce même paradoxe. Ceux qui s'époumonent contre le "racket fiscal" sont souvent les mêmes qui dénoncent la fermeture d'une école ou d'un bureau de poste. Reste la froide réalité statistique : le taux de prélèvements obligatoires - c'est-à-dire l'ensemble des impôts rapporté au PIB - a grimpé à 45,3 % en 2017, selon l'Insee. Un niveau record. Certes, il devrait légèrement diminuer dans les années qui viennent pour se maintenir aux environs de 44,5 % du PIB à la fin du quinquennat, d'après les prévisions de Bercy. Soit encore 4 points au-dessus de son niveau au début de la décennie.

Un ratio qui ne dit pas grand-chose à Sylviane, Emilie et les autres. Mieux vaut parler milliards. Le chiffre est rond, presque insolent. L'an passé, la somme des impôts et cotisations payés par les Français a dépassé la barre des 1000 milliards d'euros (1038 milliards, exactement), selon un récent compte rendu de la commission des Finances de l'Assemblée nationale, présenté par son rapporteur général, Joël Giraud. Et la ponction pourrait atteindre 1054 milliards en 2018 et 1070 milliards en 2019... A elles seules, les cotisations sociales ont rapporté l'an passé aux caisses publiques 384,5 milliards d'euros. Les rentrées au titre de l'impôt sur le revenu ont grimpé de 18 milliards d'euros depuis le début de la décennie, celles de TVA ont enflé de 35,4 milliards. La fiscalité locale a elle bondi de 21,4% depuis 2011...

L'efficacité de la dépense publique en question

Tout ça pour quoi ? Tentant pour certains de jeter aux orties le fameux modèle social français et ce "pognon de dingue". C'est oublier un peu vite l'école gratuite dès 3 ans, la couverture maladie universelle, les allocations-chômage, le minimum vieillesse... Même si nos filets de sécurité sociaux sont de plus en plus troués, la redistribution fonctionne. Depuis la crise de 2008, les inégalités de revenus ont progressé moins vite en France que dans les autres grands pays. Selon l'Insee, les prélèvements obligatoires contribuent pour 34% à la réduction des inégalités. La redistribution géographique marche aussi, certes un peu cahin-caha. "Paris produit plus de richesses qu'elle n'en consomme", soutient le démographe et professeur à l'EHESS Hervé Le Bras.

Evidemment, la sempiternelle question de l'efficacité de la dépense publique refait surface chaque fois. Bernard Pouvreau, ancien patron d'une PME d'éclairage public à Argenton-sur-Creuse, non loin du Blanc, et fraîchement retraité, s'emballe : "Moi, l'augmentation de la CSG, c'est 800 euros en moins sur l'année. Comme s'il n'y avait pas des sources d'économie à aller gratter ailleurs plutôt que de taxer les retraités." Certains économistes lui donnent raison. "Si l'Etat était mieux géré, on pourrait avoir à la fois un maintien de la qualité du service public et une baisse de la pression fiscale", soutient Jean-Thomas Lesueur, directeur de l'institut Thomas-More. Après tout, l'écart de dépenses publiques entre la France et l'Allemagne (en tenant compte du différentiel de population) atteint 280 milliards d'euros par an, d'après les récents calculs de l'institut COE-Rexecode.

Le consentement à l'impôt s'effiloche

Reste que, année après année, le consentement à l'impôt, socle du contrat républicain, s'effiloche. Notamment dans les classes moyennes et populaires. Alexis Spire, sociologue et directeur de recherche au CNRS, a passé des heures à éplucher des milliers de questionnaires et a multiplié les entretiens pendant quatre ans dans les bureaux de l'Urssaf et les centres des impôts de province. Son constat est sans appel : le sentiment d'injustice fiscale est extrêmement fort et s'intensifie à mesure que l'on descend dans l'échelle sociale. "Ce sont les plus faibles revenus et les moins diplômés qui pensent que l'impôt est trop élevé et injuste. Ce qui peut paraître paradoxal si l'on s'en tient au fait que ces contribuables ne paient généralement pas d'impôt sur le revenu", détaille le sociologue.

Cette fracture sociale se double d'une fracture territoriale. A la question "La France est-elle un pays où on paie trop de charges et d'impôts ?", 39% seulement des sondés parisiens se déclarent "tout à fait d'accord", contre 58% des habitants des zones rurales et 62% des sondés des petites villes moyennes. "L'acceptation de l'impôt divise la société française", conclut Alexis Spire.

Un système fiscal de plus en plus inégalitaire

Evidemment, la multiplication des scandales financiers des dernières années et la dénonciation des schémas aventureux d'évasion fiscale de certains grands patrons ou géants du CAC 40 ont nourri la colère. L'idée selon laquelle les "petits" paient leur dû tandis que les gros poissons y échappent fait un carton parmi les gilets jaunes. Mais les réformes fiscales successives ont aussi apporté leur écot. En réduisant au fil des années la part des prélèvements progressifs (comme l'impôt sur le revenu) au profit des impôts proportionnels (dont le taux est le même pour tous), comme la TVA ou la CSG, le système est devenu plus inégalitaire, alimentant le ras-le-bol fiscal.

Devant la fronde qui ne faiblit guère, Emmanuel Macron a promis des réponses. Les promesses et mea culpa jupitériens, les "servantes écarlates" du Blanc ne les entendent même plus. Le 1er décembre, elles repartiront de leur maternité désormais fermée pour "marcher" sur Paris avec leur cahier de doléances. Un long périple d'une quinzaine de jours ponctué d'étapes dans des villages où l'Etat s'est volatilisé. Avec le vague espoir d'exister encore.

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