Il ne faut jamais écouter les conversations des chirurgiens après leur journée de bloc. « J’ai mis cette prothèse-là, aujourd’hui (…) mais ils font vraiment de la merde, hein. » « Et la machine qui coupe le fémur, (…) c’est un désastre, non ? » « Tu crois que je lui dis [au commercial] que G. ne veut pas mettre sa prothèse parce qu’elle craint ? C’est vrai, il me l’a dit clairement. » Mais ce soir de novembre 2014, lorsque ces deux orthopédistes italiens de Monza passent en revue leurs galères du jour, ils ignorent tous deux que leur téléphone a été placé sur écoute.
Aucune prothèse de hanche n’a trouvé grâce à leurs yeux, ce jour-là. Personne n’en a rien su ; pas les patients, du moins. Pour les policiers milanais, en revanche, le contenu de ces conversations est la preuve que les deux hommes ont été rétribués pour implanter des prothèses qu’ils estiment de piètre qualité. « Une conduite (…) parfaitement conforme au pacte de corruption », mais « contraire aux devoirs » du médecin, qui est « de garantir aux patients les meilleurs soins », résume le document judiciaire dont Le Monde a pris connaissance dans le cadre de l’enquête du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), dont notre confrère italien Paolo Biondani du journal L’Espresso est partenaire.
Il aura fallu trois ans à la justice italienne pour mettre au jour un vaste système de corruption qui implique des dizaines de médecins généralistes et de chirurgiens orthopédistes. L’enquête du procureur de Monza est bouclée, mais les investigations se poursuivent à Lucques, en Toscane. Toutes mettent en cause la même société, une filiale du fabricant français Ceraver, spécialisé en orthopédie et qui s’était déjà illustré, en 2013, pour avoir commercialisé des prothèses de hanche non conformes et réalisé des essais cliniques sans prévenir les patients.
Cette affaire franco-italienne révèle des pratiques persistantes dans le secteur des dispositifs médicaux, particulièrement en orthopédie. Le secteur est porteur, car la population vieillit. Mais la concurrence est rude et les innovations trop rares : il existe des centaines de modèles de prothèses de hanche sur le marché. Toutes se ressemblent, les commerciaux rivalisent donc d’ingéniosité pour se démarquer. Quitte à parfois franchir la ligne rouge.
L’organisation italienne était bien rodée. Les médecins généralistes servaient de recruteurs. Ils proposaient à leurs patients de faire venir un chirurgien orthopédiste au cabinet. Les malades, des personnes âgées pour la plupart, étaient ravis qu’un professionnel de renom se déplace jusqu’à eux. En Lombardie, en Emilie-Romagne, en Calabre, en Toscane, des dizaines de médecins ont ainsi joué les intermédiaires. En échange, ils recevaient 300 euros par mois – et un pourcentage sur chaque visite. Les chirurgiens, eux, touchaient 50 à 60 euros en liquide lors de la première consultation, puis 75 euros par prothèse implantée, en plus de leurs honoraires. Les interventions avaient lieu à la polyclinique de Monza ou dans un hôpital voisin.
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