Un dentier, image d'illustration

A partir de 2020, les prothèses dentaires seront intégralement remboursées. Mais les matériaux proposés dans le "reste à charge" zéro laissent perplexe.

Getty Images/iStockphoto

Quel est le jeu de hasard préféré des dentistes ? La roulette. Voilà une devinette qui aurait pu rester dans la salle d'attente des cabinets dentaires. Sauf qu'elle décrit assez bien l'incertitude dans laquelle baignent la plupart des professionnels du détartrage et de la pose de couronnes. Leurs doutes se résument en trois lettres : "RAC", acronyme désignant le reste à charge, soit la part que le patient paye de sa poche après remboursement des soins par l'assurance maladie et sa complémentaire.

Publicité

À l'horizon 2020, il sera nul - le fameux "RAC zéro" dans le jargon des pros - pour les soins dentaires. Certaines prothèses aux prix plafonnés seront donc intégralement remboursées. Cette promesse du candidat Macron, qui s'applique également aux lunettes et aux prothèses auditives, s'est concrétisée en juin par un accord avec les syndicats, inclus dans le récent plan pauvreté du gouvernement.

LIRE AUSSI >> Dentistes en colère : "Nous sommes avant tout des soignants"

Un tournant "historique" selon le directeur de l'assurance maladie, Nicolas Revel. Un "changement d'ère", glisse-t-on du côté de l'Ordre. D'un point de vue économique, la réforme risque effectivement de bousculer les habitudes maison. Le sujet sera d'ailleurs au centre des discussions ce vendredi, à l'occasion du Congrès de l'Association dentaire française, le raout annuel de la profession organisé à Paris.

À l'origine du basculement, un constat alarmant : en France, soigner ses dents n'est pas à la portée de tous, puisqu'un assuré sur six y renonce, selon les statistiques de l'Assurance maladie*. La pose de prothèses est, pour beaucoup, devenue un luxe. Faiblement rémunérés pour les soins de base, dits préventifs (détartrages, caries, etc.), les professionnels ont progressivement concentré leur activité sur ces prothèses, plus rémunératrices, notamment lorsqu'elles sont synonymes de dépassements d'honoraires.

La crainte d'un retour à l'âge de fer

Alors si les dents sont chères, c'est la faute de ces "nantis" en blouses blanches, dénoncent les uns. Non, "si elles sont chères, c'est qu'elles ont un coût", répondent en choeur les intéressés. "Pour faire tourner un cabinet, il faut compter entre 200 et 300 euros de l'heure par fauteuil. Il n'y a pas à tortiller. Il y a des frais incompressibles. Encore une fois, c'est comme ça", assène Thierry Soulié, président de la Confédération nationale des syndicats dentaires (CNSD), pourtant signataire de ladite convention.

Dans le détail, celle-ci prévoit trois "paniers" de remboursement : le premier, aux tarifs libres, regroupe les prothèses haut de gamme, non remboursables. Le deuxième, dit modéré, comprend les couronnes, bridges et dentiers de qualité supérieure à 550 euros. Le troisième, enfin, est celui du reste à charge zéro dans lequel on trouve les prothèses de qualité dite "standard" dont le prix sera plafonné à 500 euros.

A ce prix-là, que mettra-t-on dans la bouche des patients ? C'est le débat qui agite actuellement le milieu et risque finalement de décevoir les bénéficiaires du RAC zéro, à qui on avait promis la fin des "sans-dents" durant la campagne présidentielle. Jusqu'à la fin de l'année, plusieurs réunions de travail sont prévues au ministère de la Santé, afin d'anticiper d'éventuelles failles. Et elles pourraient être nombreuses.

"S'il y a un impact en termes de santé publique, il faudra y remédier", alerte déjà Steve Toupenay, secrétaire général de l'Ordre des chirurgiens-dentistes. Car certains praticiens dénoncent déjà un retour à l'âge de fer. Comprenez : à la pose massive de couronnes métalliques, du moins pour les molaires, puisque c'est le matériau proposé dans le cadre du RAC zéro.

"Le blanc, c'est dans les lavabos"

"Le métal n'a rien à faire dans une bouche en 2018. Et je doute que les patients apprécient", peste Patrick Solera, président de la Fédération des syndicats dentaires libéraux (FSDL). Dans son cabinet toulousain, il ne pose que quelques prothèses de ce type, chaque année. Généralement à des bénéficiaires de la CMU, quand il n'a "pas trop le choix." La pratique semble en effet hors d'âge. Techniquement, la salive provoque sur le métal une corrosion que la céramique ou le zircone ne connaissent pas.

Esthétiquement, l'aspect "casserole" n'est pas non plus du plus bel effet. Et ne dites pas à Patrick Solera que ce qui est au fond de la bouche ne se voit pas. "Je peux vous dire que quand on baille, une vue plongeante sur des couronnes en métal couleur mobylette, ça se voit !"

Richard Kiel

Richard Kiel, inoubliable dans son rôle de l'homme aux dents d'acier, dans James Bond.

© / Youtube

Voilà pour les molaires. Quant aux incisives et aux canines, là aussi les prothèses Macron font grincer. Impossible de proposer du métal à cet endroit, sauf à assumer le râtelier en acier de "Requin", l'ignoble tueur à gages de la saga James Bond. Pour un sourire décent, il faut nécessairement du blanc, même si on parle plutôt d'ivoire - "le blanc, c'est dans les lavabos", ce qui exige un recours au zircone ou à la céramique, deux matériaux plus nobles. Pour une couronne de qualité, comptez entre 600 et 700 euros. Or, le futur plafond se situe entre 440 et 500 euros. Les praticiens devront donc diminuer leurs coûts pour répondre à cette exigence. Pour cela, trois options s'offrent à eux.

Place aux prothèses asiatiques ?

Ils pourraient d'abord effectuer le même travail plus rapidement, ce qui semble difficile, à moins d'expédier les consultations. Ils pourraient aussi sacrifier le travail sur les dégradés, c'est-à-dire poser les couronnes sans qu'elles n'offrent un rendu naturel. Elles n'épouseraient pas la teinte de leurs voisines. Pour un sourire intégralement refait, type Berlusconi, pas de problème, le blanc lavabo non travaillé peut passer.

Mais pour une canine isolée, impossible. "Alors, qu'allez vous choisir ? La dent de Bugs Bunny ou une dent parfaitement intégrée à votre bouche pour que personne ne voie qu'elle est fausse, provoque Patrick Solera. Pour lui, c'est certain, une dérive se profile : "Des margoulins mettront des couronnes lavabos de partout." Avec - vision d'horreur - le risque de voir des dentistes remplacer des dents saines, comme cela a été dénoncé dans les centres low cost du type Dentexia, adeptes des surtraitements et des mutilations.

Reste enfin l'option la plus probable : les dentistes pourraient réduire leurs marges, comme le préconise à longueur de rapports la Cour des comptes. Mais dans ce cas, certains promettent la fin du made in France et un approvisionnement en Indonésie, Chine, Thaïlande ou au Maroc, principaux exportateurs de couronnes à bas coûts. Les plus alarmistes évoquent déjà l'absence de traçabilité des produits, l'incertitude sur leur composition, et même le spectre d'un scandale sanitaire comparable à celui des prothèses mammaires PIP.

Alain Amzallag, 62 ans dont 30 la fraise à la main, est de ceux-là. "Passionné par son métier", il reçoit à la pause déjeuner, dans son cabinet du XVIIe arrondissement parisien, pour exprimer son agacement : "On a tendance à nous traiter comme des grossistes qui achètent et revendent des prothèses. Ce n'est pas le cas ! Il y a un acte autour." Bientôt, c'est promis, il écrira une lettre ouverte à Emmanuel Macron. Il lui expliquera qu'il n'a plus posé de couronnes en métal depuis des lustres. Et que si demain, un patient lui réclame ce type d'équipement, il sera bien ennuyé. "Je l'orienterai sûrement vers quelqu'un qui le fait. Je serai bien obligé..."

Une dentisterie à deux vitesses

Pour les défenseurs du RAC zéro, il faut bien comprendre que l'aspect visuel n'est pas une priorité. Patrick Soulié l'admet, le métal ne l'a jamais emballé. Il préfère une jolie céramique travaillée. Mais l'urgence est d'abord sanitaire. "N'importe qui pourra comprendre que l'assurance maladie n'a pas le luxe de payer une superbe qualité esthétique pour tout le monde au fond de la bouche", argumente ce dentiste angevin en pesant chacun de ses mots. C'est qu'il ne voudrait pas accréditer l'idée d'une généralisation des soins low cost en France. Pour lui, les prothèses intégralement remboursées n'ont rien de honteux. Il jure même qu'il pourrait les porter un jour.

En signant cette convention, "il n'a jamais été question de se moquer des patients. Je défends une profession médicale, l'accès aux soins ! Quand les gens ne peuvent se soigner, c'est la perte de la dent quand même ! Prenons l'exemple des voitures. Toutes celles qui sortent des usines ont des qualités qui permettent de freiner dans de bonnes conditions. Il n'y en a pas de mauvaise qualité. Mais il y a des variations de prix", image-t-il, rappelant au passage qu'il sera toujours possible de bénéficier de soins haut de gamme en y mettant le prix (dans le panier libre).

D'un côté, des soins gratuits. De l'autre, des soins beaucoup plus onéreux. Voilà le tableau d'une dentisterie "à deux vitesses", calquée sur la fracture sociale du pays. Carine Milcent, économiste de la santé, n'imagine pas les dentistes refuser massivement les demandes de soins les moins rémunérateurs. Cela contreviendrait à leur code de déontologie. "Non, un même dentiste proposera des soins à bas coûts, dans le cadre du RAC zéro. Et pour compenser une éventuelle perte de revenus, il effectuera parallèlement des soins haut de gamme."

Reste, bien sûr, la question du coût des complémentaires santé, dont la hausse est redoutée. Malgré les dénégations de la ministre, Agnès Buzyn, tout porte à le croire que les mutuelles réviseront leurs cotisations si la pose de couronnes explose. Une étude du comparateur d'assurances Santiane penche en ce sens. D'ici à 2021, la réforme pourrait entraîner une hausse moyenne des tarifs de 7 %, ce qui ne manquera pas de faire réagir les associations de patients. Forcément très incisives, quand on touche à leurs dents.

* Selon l'enquête ESPS de l'Irds, "Renoncements aux soins en 2012" - juin 2014

Publicité